L'étranger est un concept central dans la réflexion de Jacques Derrida, particulièrement dans ses travaux sur l'hospitalité, la justice et l'altérité. L'étranger incarne l'autre dans toute sa différence, ce qui soulève des enjeux philosophiques, éthiques et politiques autour de la rencontre avec l'altérité. Derrida ne définit pas seulement l'étranger comme une personne extérieure (immigré, réfugié, visiteur), mais comme une figure universelle qui interroge nos cadres de pensée, notre identité et nos relations.
1. L'étranger comme altérité radicale
Pour Derrida, l'étranger n'est pas seulement quelqu'un de différent par sa langue, sa culture ou sa nationalité. Il représente une altérité radicale : une présence qui échappe à nos tentatives de compréhension ou d'assimilation.
L'étranger n'est pas réductible à des catégories préétablies. Il porte une différence irréductible, ce qui rend sa rencontre à la fois nécessaire et déstabilisante.
L'étranger remet en question nos certitudes : nos lois, nos normes et nos identités.
2. L'étranger et l'hospitalité
Derrida explore la manière dont nous accueillons l'étranger à travers son concept de l'hospitalité. L'étranger est celui qui arrive, parfois de manière inattendue, et dont la présence exige une réponse.
Hospitalité inconditionnelle :
Accueillir l'étranger sans poser de conditions ou de questions. Cela implique une ouverture totale, sans exiger que l'étranger s'intègre ou respecte nos règles.
Paradoxe : Cette hospitalité pure semble impossible, car elle menace de déséquilibrer l'ordre établi (identité, propriété, sécurité).
Hospitalité conditionnelle :
L'accueil de l'étranger est soumis à des règles (passeports, visas, conditions légales). Ces restrictions permettent d'organiser la rencontre, mais elles trahissent l'idée d'une hospitalité absolue.
L'étranger met donc en lumière la contradiction entre le désir d'accueillir et la peur de perdre le contrôle de notre espace.
3. Le paradoxe de l'étranger : l'hôte et l'ennemi
Derrida montre que l'étranger oscille entre deux figures contradictoires :
L'hôte : Celui que l'on invite ou que l'on accueille avec bienveillance. L'hospitalité suppose de reconnaître l'étranger comme une personne digne d'accueil.
L'ennemi : Celui qui est perçu comme une menace. Les sociétés, en posant des frontières, cherchent à exclure ou à contrôler les étrangers.
Cette dualité révèle une tension fondamentale dans nos rapports à l'étranger : nous sommes appelés à ouvrir nos portes, mais cette ouverture peut susciter des peurs ou des résistances.
4. L'étranger et la langue
Dans des textes comme Le monolinguisme de l'autre, Derrida s'intéresse au rôle de la langue dans la construction de l'étranger. Il affirme que la langue est toujours une forme de pouvoir, car elle impose des règles d'appartenance et d'exclusion :
L'étranger est celui qui ne parle pas notre langue ou qui parle une langue différente. Mais Derrida montre que même au sein d'une langue commune, il existe des différences, des accents ou des expressions qui nous rendent étrangers les uns aux autres.
Paradoxe de la langue : Nous sommes toujours étrangers dans notre propre langue, car elle ne nous appartient jamais totalement. La langue, en tant que système de règles et de conventions, est une forme d'altérité.
5. L'étranger en nous
Derrida pousse la réflexion plus loin en montrant que l'étranger n'est pas seulement extérieur : il est aussi présent en nous-mêmes. Chaque individu est traversé par une altérité intérieure, une part d'inconnu ou de différence :
Cette idée rejoint la psychanalyse (par exemple, l'inquiétante étrangeté chez Freud) : nous portons en nous des désirs, des pensées ou des impulsions qui nous rendent étrangers à nous-mêmes.
L'étranger en nous remet en question l'idée d'une identité stable ou homogène.
6. Implications éthiques et politiques
L'étranger est une figure clé dans les questions contemporaines de migration, d'asile, et de mondialisation. Derrida critique les politiques qui cherchent à exclure ou à marginaliser les étrangers, en montrant que :
Refuser l'étranger, c'est aussi nier notre propre humanité, car nous sommes tous, à un moment ou un autre, des étrangers pour les autres.
La manière dont nous traitons les étrangers reflète nos valeurs éthiques et la conception que nous avons de la justice.