Marnie, d'Alfred Hitchcock (1964)
Marnie, d’Alfred Hitchcock (1964)
Les transparences et l’obstacle
FLORENT GUÉZENGAR
Pourquoi Marnie ?
Tous les films d'Alfred Hitchcock, de son premier à son dernier, regorgent de transparences et d'effets visuels qui induisent au coeur de la représentation que cela est bel et bien du cinéma. Ces soudaines mises à distance, ouvertement irréalistes, ne créent pas de la distanciation et renforcent au contraire le frisson, la puissance du suspense et l’implication du spectateur dans le spectacle : ainsi notamment des deux célèbres scènes de poursuites en voiture dans North by Northwest (La mort aux trousses, 1959) et Family Plot (Complot de famille, 1976), avec cette particularité d’être aussi inquiétantes que décalées, frénétiques et drôles. Les effets de distance créés par les transparences voyantes accentuent ici une certaine forme de féerie et d’euphorie, mais aussi l’ardeur déchaînée des actions associées aux regards (ceux des personnages comme du public).
Dans Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964), le phénomène est à la fois plus subtil, insidieux et poignant, car il s’infuse et se confond davantage avec l’histoire du film, son cœur, sa psychologie – au sens réellement cinétique du terme, c’est-à-dire autre chose que l’illustration appliquée d’une thèse ou des tourments explicatifs. En jouant pleinement et avec émotion la carte du drame psychologique sentimental, avec de nombreux dialogues, le film évite d’ailleurs de peu un affadissement possible – ce qui le rend d’autant plus précieux – parce qu’en dépit et en fonction de ses tentatives d’élucidation d’un mystère psychique, le « cas Marnie », il développe une véritable esthétique de l’obstacle.
Le beau personnage de Marnie (‘Tippi’ Hedren) évoque en effet une sorte de « blocage en mouvement » – ce qu’imprime brillamment le premier plan du film, celui du sac rigoureusement fermé tenu par la marche faussement assurée de la femme. La suite du récit ne fera qu’accentuer ce blocage, jusqu’à la tardive et saisissante résolution finale : blocage répétitif du comportement voleur et menteur, blocage de la mémoire et de la compréhension, blocage sexuel. Marnie ouvre les coffres mais verrouille tout le reste – et pourtant son désir reste grand et ne cesse de provoquer de vraies brèches, des rencontres, des émotions perturbatrices et finalement des ouvertures dans ce verrouillage systématique. Évidemment, son attirance pour Mark (Sean Connery) fait de celui-ci son principal « perturbateur », mais hélas : leur mariage devient aussi une machine fermée à double tour car l’obsession sexuelle de celui-ci, subtilement excité par ce verrouillage, l’accentue en voulant justement le fracturer et par là le conquérir. Les deux personnages, Marnie et Mark, sont ainsi à leur façon des perceurs de coffres-forts : cela les unit en profondeur mais, narrativement au moins, le film déploie et module jusqu’au finale cette tension excitante, profondément sexuelle, propre à l’obstacle – ce coffre qui va du sexe au cerveau, si difficile à percer. Cette tension insidieuse fait sans doute de Marnie le film le plus étrangement érotique du cinéaste : un érotisme sexuel et « méta-sexuel », charnel et mental, symbolique et imaginaire, métaphorique (les coffres, les clés, les chevaux, les chevelures…), que créent le refus, le refuge et la frustration intenses du couple, accentuée par la puissance de leur attraction et de leur affection mutuelles.
La révélation finale – rouge primitif – apportera enfin la décharge sexuelle tant attendue, mais vraiment pas de la façon attendue (d’autant plus – audace du scénario – que si des signes obsessionnels annonciateurs se multiplient, peu d’indices explicatifs la préparent : cela arrive assez brusquement), avec un furieux flash-back dans le passé au lieu d’un flash amoureux projeté vers l’avenir, une « scène primitive » apparentée au viol et à la mort, une dilacération par tisonnier en lieu et place d’un acte sexuel, une fillette qui pénètre le corps d’un jeune homme, une jouissance pleine d’effroi et du sang comme semence.
Après une telle décharge, électrique et violente, peut-être ensuite qu’une nouvelle sexualité commence pour Marnie et Mark. Peut-être… Ce qui importe, induisant cette vision optimiste, est que la fin s’avère grande ouverte, dans le récit et d’abord visuellement : le plan d’ensemble final de la rue vers le port, qui libère l’horizon, est la réponse à la fermeture du sac du premier plan. Marnie s’est enfin ouverte, elle aussi, et la réanimation filmique d’un jaillissement sanglant, plein cadre, semble déflorer sa virginité – « défloration » au sens psychique du refoulement comme, métaphorique, de l’hymen – en même temps qu’elle la lui rend : s’ouvrant et se découvrant enfin, elle redevient vierge, par-delà la terreur du viol, et par là disponible. Parce que tout reste ouvert…
Or, cette puissante tension comme la décharge finale s’incarnent brillamment dans la forme même du film, sa mise en scène et son montage, ses acteurs excellents, aussi troublés que troublants, mais aussi sa plasticité. Là entrent en scène l’éclatante mise en perspective du rouge comme le jeu des transparences, et l’enchanteresse alliance des deux.
De ce film, il est aisé de ne retenir que les flashs rouges, récurrents, qui réactivent le trauma initial – initiatique ? – de Marnie comme lâcher primal et terminal du film. Il peut même être vu comme « le film aux marques rouges » d’Hitchcock, qui surgissent d’un bouquet de glaïeuls, d’une tache d’encre rouge, du costume d’un jockey… Les situations ne manquent pas. Or, étant lié aux flashs blancs des orages (en fait, il s’agit d’une violente composition « virginale », en rouge sur blanc), pour que ce rouge sang – de sexe et de mort – jaillisse à l’écran et à l’esprit de Marnie avec d’autant plus d’ardeur et de trouble, c’est toute la composition classique du film qui le met magistralement en valeur, par contraste ou une étrange forme d’accueil : ainsi, la première partie du film est subtilement dominée par les gris (le temps sombre de Baltimore, les bureaux, les écuries…) associé avec de belles teintes pastels, tandis que la seconde, à partir du mariage, renforce la vigueur des couleurs comme un appel au rouge vif… qui pourtant surgit moins souvent, restant plus présent en sourdine (autre audace d’une composition qui joue sur le manque et l’attente davantage qu’en net crescendo). La grande maison familiale de Mark, prison dorée de Marnie ou son « antichambre » de soins, est ainsi couverte de tapis grenats, de moquettes bordeaux (le bas des escaliers) et de livres rougeâtres en arrière-plan. Rien d’écarlate, cependant, et moins de flashs rouges – sauf dans une scène de cauchemar, puis celle décisive de la chasse –, mais un rougeoiement discret qui désormais infuse le film entier. Des verts vifs, complémentaires du rouge et semblant secrètement l’appeler, sont également de plus en plus présents jusqu’à la grande scène de chasse à courre, un des seuls moments vraiment naturels et végétaux du film alors que Marnie préfère nettement la compagnie des chevaux aux humains – et aux hommes en particulier.
De façon subtilement renversante, enfin, les transparences viennent renforcer cette troublante esthétique de l’obstacle. Celles-ci sont particulièrement nombreuses et visibles pendant tout le film, et notamment pendant trois moments essentiels : les deux visites chez la mère de Marnie (au début et à la fin), la « lune de miel » glacée sur le paquebot, et les scènes de chevaux. À chaque fois, elles correspondent à l’idée d’une « mise à distance sans distanciation », accentuant le caractère passionnel des scènes. Dans ce même sens, elles semblent renforcer, voire exacerber, le souci viscéral de l’obstacle.
La rue de Baltimore où habite la mère de Marnie, à la source des tourments de celle-ci, est ainsi une superbe transparence qui indique un décor de port comme pétrifié, avec un sempiternel cargo au loin. Avant même de voir sa mère, seule au début, ou avec Mark à la fin, sous la pluie au cœur d’un orage, c’est comme si Marnie entrait dans une scène immuable – secrètement primitive – qui justement fait écran. Ici la transparence fait pleinement partie de l’obstacle, entrant en résonance avec le secret de la mère, obstinément silencieuse, comme avec les efforts de Marnie faisant tout, jusqu’aux mensonges, pour paraître « normale » voire banale aux yeux de sa mère, selon l’expression française : sage… comme une image. Dans la deuxième scène, qui débouchera sur la violente révélation finale, l’insistance de Mark et les flashs blancs de l’orage viendront démasquer ces façades et « crever l’écran » du trauma, enfoui avec les affections véritables.
Auparavant, et de façon plus inquiétante encore, le long passage du voyage de noces en paquebot a reproduit une autre façade, ayant fait également écran autant qu’obstacle : le masque du « mariage arrangé » de Marnie et Mark est entièrement basé sur une forme d’emprisonnement – et de résistance – de la femme, comme sur la frustration de l’homme. Ce « cœur de l’obstacle », tel un conjugal Cœur des ténèbres (Joseph Conrad), verra la fraîche épouse dépérir jusqu’à tenter de se donner la mort, et il induit également un bateau : celui-ci ne donne pas ici l’image de la mer comme aventure, mais au contraire celle d’un vase clos, renforcé encore par les transparences et le décor apparent, étouffant, sans échappée. Pendant cet épisode de « lune de miel à l’envers », Marnie est prisonnière et Mark semble impuissant : c’est un moment tragique où ils éprouvent leur solitude, leur mise à distance sexuelle, leurs difficultés de communication. Le retour à la maison, paradoxalement, ouvrira peu à peu des brèches dans ce dangereux « mariage d’arrangement » – entre désir d’aide et chantage de la part de Mark, beau « héros » profondément ambigu, aussi possessif que libérateur.
Quant aux scènes de chevaux, elles sont moins carcérales et plus troublantes encore : cette fois, les transparences sont d’autant plus flagrantes qu’elles alternent avec des plans larges réellement filmés en pleine nature. Et pourtant, loin d’affaiblir les scènes en les « dénaturant », ces plans de transparence, notamment pendant la célèbre séquence de la chasse à courre qui dégénère, transforment au contraire celle-ci en composition frénétique et dramatique : ce passage devient un des véritables morceaux de bravoure du film (plutôt sobre et tendu sur la durée, d’ailleurs, par rapport à d’autres films d’Hitchcock). Cette fois, il ne s’agit pas tant de représenter « l’obstacle Marnie » que de l’exalter, pour présenter plutôt de véritables… « sauts d’obstacle » : emporté par la passion de l’écuyère, qui vient d’être terrifiée par un nouveau flash rouge provoqué par le costume écarlate du chef de file des chasseurs, le cheval de Marnie s’emballe avec elle. Paniqué, comme possédé, c’est comme s’il voulait affranchir les blocages de sa cavalière en sautant farouchement par-dessus des barrières de bois. Fougueuse et enfiévrée – au montage farouche et nerveux – cette scène de verdure semble enflammée par un feu écarlate – pour se terminer tragiquement, l’animal et sa maîtresse ne parvenant pas à dépasser un ultime… obstacle : un mur de pierres qui peut évoquer ici, momentanément, douloureusement, l’incapacité de Marnie à dépasser par elle-même ses propres blocages. Son cheval chéri en sera cruellement la victime – accélérant le drame jusqu’à un coup de feu fatal, qui anticipe la sombre et nécessaire révélation finale…
Après celle-ci revient alors le dernier plan, grand ouvert, de la rue de Baltimore, auparavant pétrifiée dans sa transparence.
Que se passe-t-il dans ce dernier pour qu’il ait soudain l’air si ouvert alors que les précédents, pourtant similaires, paraissaient si obstrués ? Sortant de chez sa mère comme lessivée, nettoyée par sa prise de conscience filmée comme une défloration mentale, Marnie évoque à ce moment la possibilité de devenir vraiment la femme de Mark, et les deux semblent franchir le passage du blocage sexuel vers l’ouverture amoureuse. Le temps s’est éclairci – et le plan s’est élevé en hauteur, élargissant l’horizon. Un léger trouble s’impose alors : ce plan-ci est-il encore une transparence ? Que ce soit le cas ou non n’est pas si important : ce qui émeut est que la voiture du couple s’enfonce vers l’horizon, induisant l’idée que celui-ci n’est plus barré par une toile de projection. La rue est aussi plus vivante, avec des enfants qui jouent, et même le cargo a l’air soudain réel, au loin : en tout cas, le bateau redevient une image riche de promesses et non une prison en vase clos. Le plan est animé. Prodige subtil du cinématographe, qui retrouve la transparence du monde et des cœurs… en levant justement les transparences de l’obstacle.
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