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Notes sur une émission : Georges Brassens et René Fallet parlent de leurs livres préférés




De l'amour des livres... et des hommes




[Cet article a été écrit à une époque (à peu près en 2013) où la vidéo dont il est question (L'émission Les livres de ma vie avec Georges Brassens et René Fallet) était disponible gratuitement et dans son intégralité sur le site de l'INA et sur Youtube. Cette vidéo n'est aujourd'hui plus disponible, ce qui pose évidemment la question de la pérénité de l'accès aux contenus culturels sur internet.]

Ce sont deux amis qui parlent. Georges Brassens, on connaît. Quant à René Fallet, un tour sur Wikipedia nous indique qu'il fut écrivain et scénariste et que son père fut incarcéré pendant la guerre pour avoir chanté L'internationale. On apprend aussi qu'il reçut le prix du roman populiste en 1950. Le terme de "populiste" n'avait pas à cette époque le sens utilisé aujourd'hui, le sens politique, mais désignait des livres parlant "du peuple". Des écrivains comme Jules Romain ou Jean-Paul Sartre en furent les lauréats. Pour revenir à René Fallet, on s'avise qu'il a écrit un essai sur la vie de son grand ami Georges Brassens et on se dit qu'on lira ce livre le plus tôt possible. On se dit aussi qu'on lira un ou deux de ses romans, disons Paris au mois d'août, pour commencer. Les titres de ses livres me plaisent beaucoup : Pigalle, Rouge à lèvre, les vieux de la vieille, Une poignée de main, Mozart assassiné, Un idiot à Paris, Comment fais-tu l'amour, Cerise ?, L'amour baroque, Le braconnier de Dieu, Le beaujolais nouveau est arrivé, Y a-t-il un docteur dans la salle... Le terme de populiste, entre Rabelais et Frédéric Dard, semble bien aller à René Fallet, tout comme son amitié avec Brassens.

Venons-en au sujet de cette émission : Brassens et Fallet parlent des livres qu'ils aiment. La vidéo commence par un écran noir avec écrit en blanc : "AVENTURE", comme si lire des livres et s'y intéresser était d'abord une aventure. Une aventure avec ses découvertes et ses pièges, ses sentiers et ses routes. Une aventure que l'on peut partager, au cours de laquelle on peut se faire guide ou guider soi-même.
Gil Blas de Santillane, livre de Lesage que citent Brassens et Fallet, est un exemple de roman d'aventure, "roman picaresque par excellence". Histoire d'un frippon, histoire qu'aime bien Brassens comme il aime celle de Mon oncle Benjamin qui lui ressemble, comme il aime, dit-il un peu plus loin, le côté "bandit" de François Villon.
Le personnage de Mon oncle Benjamin est un ennemi de l'ordre (ennemi est peut-être un terme trop fort), tout comme Brassens et Fallet, qui aiment l'aventure. "Quand j'ai lu Mon oncle Benjamin, je me suis découvert", dit Georges Brassens. Nous y voici, la lecture permet de se découvrir. Brassens ne dit pas "Je me suis retrouvé", mais "je me suis découvert".
Soi-même comme un monde à découvrir. Les livres permettent cela, enfin je veux parler de ces livres, quelques uns, qui nous font vibrer tellement... et dans lesquels nous nous reconnaissons...

Pour revenir à Mon oncle Benjamin et à ma propre expérience, il me faut parler du film d'Edouard Molinaro, l'adaptation du roman éponyme de Claude Tillier. Ce film m'accompagne depuis plus de 20 ans et nous le regardions, ma sœur et moi, jusqu'à une fois par semaine quand nous avions 15 ans. Il est étonnant que ce soit justement Jacques Brel, un autre chansonnier anticonformiste qui y tienne le rôle principal. Ce film est à la fois charmant (il s'attache plus que le livre aux « amours » de Benjamin), et édifiant mais tout en restant plaisant et très drôle. On y retrouve la joie de vivre de Benjamin Raterie, son épicurisme et ses idées « démocratiques » avant l'heure. Je conseille vraiment de voir ce film. On peut d'ailleurs en trouver quelques extraits sur Youtube dont la bande annonce :




En y repensant, le plupart des livres finalement, enfin tout roman, nous donne peu ou prou accès, par les mots, à cet infini qu'est la psychologie. Et dans son introduction au livre de Frédéric Beigbeder Un roman français, Michel Houellebecq nous rappelle qu'en ce domaine, la littérature a une longueur d'avance sur la science. Brassens utilise d'ailleurs l'expression "faire ses humanités" en parlant de son parcours littéraire. La littérature donne accès à l'Homme.

[Dans cet ordre d'idée il y a aussi ces deux citations de Freud : "Les poètes et les romanciers sont de précieux alliés… Ils sont, dans la connaissance de l'âme, nos maîtres à tous, hommes vulgaires, car ils s'abreuvent à des sources que nous n'avons pas encore rendues accessibles à la science." ; "Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi."]

Brassens parle de "générosité". Il cite Musset et Lamartine que certains qualifient de "pleurnichards" et il a cette jolie phrase : "Un homme est un ensemble de défauts et de qualités". Suivant ici Brassens et pour le peu que j'en ai lu, il faut lire Musset.

René Fallet a commencé par Rimbaud : "Si on lit Rimbaud à 16 ans, on se prend tout de suite pour Rimbaud". Il a aussi cette phrase : "C'est quand même dans les poètes qu'on apprend à écrire". Contrairement à Georges Brassens qui retient des passages entiers des livres qu'il lit (il prend aussi des notes), René Fallet dit manquer de mémoire au point de ne plus savoir ce que devient Julien Sorel à la fin du Rouge et le noir. C'est un avantage, dit-il. Il a tout lu de Paul Léautaud. D'une manière générale, dit-il, il aime tout lire d'un auteur. Gilles Deleuze dit, si j'ai bonne mémoire, à peu près la même chose dans son abécédaire.
Du côté des humoristes, nos deux amis citent Alphonse Allais et Mark Twain. Exultation pour Mark Twain - j'adore Tom Sawyer, à qui fait d'ailleurs un peu penser Gaspard, le "dénicheur d'oiseaux" de Mon oncle Benjamin -, quant à Alponse Allais, je ne peux résister à écrire ici quelques une de ses citations :

"Le jour où on ne travaillera plus le lendemain des jours de repos, la fatigue sera vaincue."

"C'est fou comme l'argent aide à supporter la pauvreté."

"Il faut prendre l'argent là où il se trouve, c'est-à-dire chez les pauvres. Bon d'accord, ils n'ont pas beaucoup d'argent, mais il y a beaucoup de pauvres."

"Je ne comprends pas les anglais ! Tandis qu’en France nous donnons à nos rues des noms de victoire : Wagram, Austerlitz... là-bas, on leur colle des noms de défaite : Trafalgar square, Waterloo Place..."

Et puis dans le désordre : Anouilh, Marcel Aymé, Jules Renard, Paul Fort qui "écrivait continuellement", Steinbeck : "Il ne faut pas regretter une bonne parole parce qu'elle a été dite par un méchant", Hemingway, Anatole France.

Et puis la dernière phrase de Brassens : "Il n'y a pas d'abruti... Tout homme est capable de tout goûter".

Les citations chuchottées à notre oreille par Brassens dans cette émission sont à retenir :

"Un auteur est un homme qui prend dans les livres tout ce qui lui passe par la tête", auteur inconnu

"Ce n'est rien, Seigneur. C'est une femme, sur un trottoir, qui passe et qui gagne sa vie parce qu'il est bien difficile de faire autrement. Un homme s'arrête et lui parle parce que vous nous avez donné la femme comme un plaisir. Et puis cette femme est Berthe, et puis vous savez le reste. Ce n'est rien. C'est un tigre qui a faim.", citation extraite de Bubu de Montparnasse, de Charles-Louis Philippe et mise en exergue de La faim du tigre, de Barjavel.

"La nécessité de l'option me fut toujours intolérable ; choisir m'apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n'élisais pas. ", André Gide dans Les nourritures terrestres

"Pour composer cette anthologie de la poésie française, j'ai naturellement écouté mon goût, ce goût que l'on peut croire infaillible de vingt à trente ans alors qu'il est plus flexible que les rameaux tendres, ce goût qui devrait aller s'épurant et s'affermissant avec l'âge, est devenu chez moi plus craintif. Je suis assez âgé maintenant pour avoir assisté à maintes substitutions dans le panthéon poétique. L'aspiration reste la même mais ne s'adresse plus au même dieu. Telle génération quand elle s'élance dans la vie, juge avec assurance et fort discourtoisement parfois, ce qui n'abonde pas dans son sens. Ayant assez vécu pour avoir vu se rejouer deux ou trois fois cette comédie, j'ai perdu de ma suffisance.", André Gide, extrait de la préface d'une anthologie de la poésie française

"Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée", Gide, Les nourritures terrestres

"Nathanaël ne demeure jamais auprès de ce qui te ressemble. Dès que l'univers a pris ta ressemblance, il n'est plus pour toi profitable. Il te faut le quitter. Quitte ta chambre, quitte ton passé !", Gide, Les nourritures terrestres

Le chef de bureau qui dit à son employé : "Alors Monsieur c'est une affaire entendue. Un parti-pris de ne plus mettre les pieds ici. A cette heure vous avez perdu votre belle-mère, comme vous avez perdu votre grand-mère à Pâques et votre père à la trinité. Sans préjudice naturellement de tous les cousins et cousines, que vous n'avez cessé de mettre en terre à raison d'un au mois la semaine", Messieurs les ronds de cuir, Courteline

Brassens parle à un moment de l'importance de lire les auteurs grecs et latins. Et toute l'émission me fait penser à cette phrase qu'a prononcé François Mitterrand à Montmélian le 6 Septembre 1984 : « Nous avons tant besoin de savoir ce qui nous rassemble ». Oui, cette culture nous rassemble. Ovide, Cicéron mais aussi Rimbaud, Charles-Louis Philippe, Gide... Notre civilisation est faite de leur héritage, bien plus que des accents nihilistes contemporains. Malgré les attaques obscurantistes.

En finisant cet article, j'ai revu la vidéo de l'émission, pour la deuxième fois. Brassens dit à un moment : "Je me suis aperçu que j'avais mal lu pendant très longtemps. Alors je relis". Moi aussi je m'aperçois que j'avais mal vu. Alors, je revois. Finalement, écrire aussi, c'est partir à la découverte.


Julien Guerraz


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